A
vos Excellences, Messieurs les Présidents SALL et Barrow,
Ils
y a quelques jours, des dizaines de jeunes hommes et femmes périssaient au
large de Nouadhibou en Mauritanie et quelques-uns en furent sauvés. Ils avaient
pris la mer pour se rendre en Europe dans l’espoir d’un meilleur destin. Dans
les fragiles pirogues, qui les menaient vers le rêve européen qu’ils avaient en
commun, il y avait indistinctement des Gambiens et des Sénégalais. Les flots
les avaient charriés sur le rivage sans distinction de nationalité. Leur mort a
plongé des centaines de familles dans le désarroi. Des Gambiens sont allés au
Sénégal pour les obsèques des jeunes Sénégalais morts. Des Sénégalais ont fait
le chemin inverse. Ils sont allés en Gambie pour les obsèques des jeunes
Gambiens ayant disparu dans cette « tragédie » comme l’a nommée le Président
Barrow.
En
effet, cette tragédie nous est commune. Tout le monde en souffre. Mais je sais
aussi que, parallèlement, des milliers de Gambiens et Sénégalais partagent ce
qu’ils ont de plus cher : époux et enfants ; terre et ciel ; fleuves et mers ;
clients et marchands ; routes et marchés. Ils passent d’une frontière à l’autre
pour célébrer leurs mariages, leurs marabouts, leurs saints, bref, les
personnes et les événements qui leur sont chers.
Il
y a quelques mois, j’ai regardé avec beaucoup d’émotion, jusqu’à tard dans la
nuit du lundi 21 janvier 2019, les images de l’inauguration du pont dit de la
Sénégambie sur le fleuve Gambie. J’étais d’autant plus ému que ces images
étaient réalisées conjointement par la RTS (Sénégal) et la GRTS (Gambie). Et
vous étiez là, tous les deux, l’un, M. Macky Sall, Président du Sénégal, à côté
de l’autre, M. Adama Barrow, Président de la Gambie.
Ces
deux exemples, et tant d’autres au quotidien, sont des symboles de la
communauté de destin entre les deux peuples sénégalais et gambien : notre
proximité et notre parenté.
Ce
jour-là, tous les deux, Excellences M. Macky Sall et M. Adama Barrow, vous
aviez en face de vous, euphoriques, les deux peuples gambien et sénégalais,
divisés par deux légalités enfermées dans leurs frontières, mais unis par la
nature qui, elle, transcende tout enfermement. Et c’est à ce niveau que je vous
interpelle, Excellences Messieurs les Présidents, et à travers vous les peuples
sénégalais et gambien.
Je
suis né en Gambie, de parents tous les deux gambiens. Nous ne cessons de
répéter que « tous les Sénégalais ont des parents en Gambie » et « tous les
Gambiens ont des parents au Sénégal ». Je suis « déclaré Sénégalais né au
Sénégal » à l’âge de quatre ans. Tout le monde sait, au Sénégal comme en
Gambie, qu’il y a des milliers de Sénégalais nés en Gambie de parents gambiens
et des milliers de Gambiens nés au Sénégal de parents sénégalais. Ceux-là n’ont
pas choisi leurs pays de naissance encore moins leurs parents. Même pas leurs
nationalité et, quelques fois même… leurs noms de familles.
Messieurs
les Présidents, ce jour-là, nos deux peuples vous ont reçus dans la joie, une
grande ferveur et un immense espoir. Nous les Sénégalais et les Gambiens que
vous y avez représentés, avons éprouvé les mêmes sentiments d’espoir. Je pense
que même la communauté internationale, consciente de la volonté des deux
gouvernements désormais assumée de collaboration franche de l’un vis-à-vis de
l’autre, observe avec plus d’égard le renouveau dans les liens entre les deux
pays.
Toutefois,
Excellences, je me permets, comme depuis plusieurs années, d’émettre le
sentiment que les « autres citoyens » de mon genre, nous sommes ceux dont on ne
parle pas. Personne n’en parle. Pour nos gouvernants, c’est une problématique
qu’il ne faut pas soulever en raison de ses sensibilités et complexité. Nos
parents non plus, tant qu’ils peuvent nous établir des papiers officiels sur la
base de « fausses déclarations » (parents, nom de famille, date et lieu de
naissance). En Gambie nous sommes Sénégalais ; et au Sénégal nous sommes
Gambiens. Et nos lois nous interdisent l’une des nationalités qui est pourtant
celle de nos parents. Alors, qui sommes-nous ? Qui devrions-nous être ? De quoi
sommes-nous coupables pour subir un tel sort ?
Il
est tant que les citoyens conscients en parlent. Il est tant que les
gouvernants des deux Etats affrontent cette problématique avec courage et
responsabilité. Entre le République Démocratique du Congo et le Rwanda, s’est
posé le débat, non ! le conflit autour de la notion de « Banyamulenge ». En
Centrafrique, il y a le débat autour des Musulmans du Nord accusés d’être des
Tchadiens. En Côte-d’Ivoire, les patronymes malinké sont automatiquement
assimilés à la nationalité Burkinabe ou malienne. Le Sénégal a-t-il oublié la
crise de 1989 avec des milliers de Mauritaniens victimes d’apatridie du fait de
la couleur de leur peau ou de la consonance de leurs noms ? Bon, n’exagérons
pas.
Mais
attention, le monde évolue. L’identification et la « patrification » des
individus dans une nation évoluent, avec de plus en plus la dématérialisation
des fichiers d’identification nationale. Dans deux pays où la double
nationalité est quasiment un délit (nos constitutions en sont très claires),
inutile de dire que nous passerons forcément pour des délinquants, des
usurpateurs d’identités et aux bouts de quelques procédures, nous finirons par
être des apatrides.
Je
vis au Sénégal depuis plus de quarante ans, je suis fonctionnaire depuis plus
de vingt ans et, je suis à un chef de service depuis plus de cinq ans. En
revanche, je suis né en Gambie, j’y vais plusieurs fois par an, mais je ne peux
avoir le même statut que mes frères et sœurs. Faute de papiers, je ne pourrais
hériter légalement et facilement des trésors que mes parents m’ont fièrement
légués.
Mon
frère aîné « exige » que mes enfants passent les vacances scolaires chez lui,
en Gambie, sur les terres de leurs grands-parents. Mes enfants eux-mêmes en
sont toujours impatients et leurs oncles et tantes s’extasient de les
accueillir. Evidemment, pour les frères et sœurs dans les Kombos ou Niumis ou
Badidbu en Gambie, pour les oncles et tantes au Fouta, au au Walo ou au
Sine-Saloum au Sénégal, pour les grands-parents au Fogni, Blouf ou Balantakunda
en Casamance, ceux qu’ils reçoivent ne sont pas à priori des Gambiens ou des
Sénégalais, ce sont d’abord leurs enfants, des personnes de leur sang.
Excellences
Messieurs les Présidents, beaucoup de ceux qui vous ont accueillis à Faraféni,
comme l’an dernier à Yundum Airport, sont dans la même situation, dans notre
situation « informelle », de précarité. L’informel étant destiné à être
provisoire, commencez ensemble à penser à ce que nous sommes, à ce que nous
serons de même que nos enfants, à notre identité : nous souhaitons être
légalement reconnus par nos parents. Quels codes de nationalités au Sénégal et
en Gambie ? là est une question urgente.
Pensez
à un système scolaire qui prenne en charge l’importante colonie sénégalaise de
Banjul à Koina, en passant par Sérékunda, Brikama, Faraféni, Basse et surtout
mon Kombo/South natal de Tanji à Gunjur. Ce faisant, les Sénégalais en Gambie
s’assureront un suivi éducatif de qualité. Et les Gambiens qui le souhaitent
pourront en profiter pour renforcer leur proximité avec leurs parents
sénégalais par l’éducation. La mondialisation en cours s’opérera plus aisément,
notamment entre les deux administrations gambienne et sénégalaise et les deux
peuples eux-mêmes qui, il faut le regretter se regardent quelques fois avec défiance,
condescendance et même mépris.
Pensez
aux communications téléphoniques excessivement chères entre nos deux pays.
Comment comprendre qu’à partir du Sénégal, appeler en Gambie, pays frère, coûte
presque deux fois plus cher qu’appeler en Angleterre.
Rappelons
encore, comme toujours, qu’il s’agit de « de deux peuples de la même nation ».
Par
Youssouph DIATTA .Lycée de Passy Sénégal / Le 14-12-2019