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En Gambie, la violence sexuelle comme arme politique

Nov 8, 2019, 12:52 PM

Le 31 octobre 2019, à Banjul, lors des auditions de la Commission vérité, réconciliation et réparations destinée à faire la lumière sur les crimes commis sous le régime de Yahya Jammeh (1994-2017), Fatou Jallow, Miss Gambie 2014, a témoigné du viol qu’elle a subi par le dictateur chassé du pouvoir par les urnes fin 2016. ROMAIN CHANSON / AFP

Un box à vitre teintée noire empiète sur la salle d’audition. Mais Bintou Nyabally dédaigne ce dispositif qui aurait pu lui permettre de témoigner en protégeant son identité. Cette ancienne opposante au régime de Yahya Jammeh raconte le viol par deux paramilitaires qu’elle a subi en détention. Son récit est retransmis en direct à la télévision. Les larmes l’interrompent un court instant, mais ne la font pas renoncer.

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Huit mois après son lancement, la Commission vérité réconciliation et réparations a organisé en octobre sa première session consacrée aux violences sexuelles et sexistes. L’institution est chargée de faire la lumière sur l’ensemble des crimes commis sous le régime de Yahya Jammeh, au pouvoir de 1994 à 2017. Défait dans les urnes en décembre 2016 face au candidat de l’opposition Adama Barrow, l’autocrate gambien vit désormais en exil en Guinée équatoriale.

« Filles du protocole »

Sur la question des violences sexuelles, sujet ultra sensible dans ce petit pays anglophone très conservateur, le travail de la Commission laisse un sentiment d’inachevé. Peu de victimes ont été entendues et certains sujets n’ont pas été abordés, comme la répression des homosexuels. « La session est peut-être arrivée trop tôt », avance Marion Volkmann-Brandau, enquêtrice pour la campagne Jammeh2Justice. Avec l’ONG Human Right Watch, elle a travaillé pendant un an et demi avant de publier les révélations sur le système de prédation sexuelle mis en place par Yahya Jammeh.

Le tyran au boubou blanc disposait de « filles du protocole ». Une dizaine de jeunes femmes, issues de milieux pauvres. Elles étaient payées, couvertes de cadeaux et soutenues financièrement pour réaliser des projets personnels. A condition de subvenir aux besoins du président, tard dans la nuit : lui tenir compagnie en regardant la télévision, le masser et parfois coucher avec lui. « Il nous traitait comme sa propriété », a souligné Bintu, une ancienne « protocol girl » qui a témoigné par téléphone sous ce nom d’emprunt. Pour avoir refusé des rapports sexuels avec Yahya Jammeh, elle a perdu son emploi et la bourse qui devait lui permettre d’aller étudier aux Etats-Unis.

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Fatou Jallow, elle, n’a pas voulu devenir une « fille du protocole ». Elue Miss Gambie en 2014, elle a également refusé de se marier avec Yahya Jammeh qui avait jeté son dévolu sur cette reine de beauté. « Il n’y a aucune femme que je veuille et que je ne puisse pas avoir », lui aurait asséné le dictateur en lui tendant un piège au palais présidentiel. Toufah Jallow dit avoir été droguée et violée ce soir-là : « Ce que Yahya Jammeh voulait, ce n’étaient pas des rapports sexuels ou du plaisir avec moi. Ce qu’il voulait, c’était me faire mal. Ce qu’il voulait, c’était me donner une leçon. Ce qu’il voulait, c’était manifester son ego. »

En acceptant de témoigner à visage découvert, la jeune femme veut briser la loi du silence. « En Gambie, le nom de famille est plus important que la victime, voilà ce qu’ils protègent », assène Haddy Mboge Barrow au micro de la Commission. Cette femme de 60 ans dirige un réseau contre les violences sexistes en Gambie. Elle rappelle que le mot « viol » n’a pas d’équivalent en langue wolof, en peul ou en mandingue. Les périphrases utilisées en atténuent le sens.

La libération de la parole des victimes a provoqué des réactions acrimonieuses. Des mots durs et des menaces ont été envoyés par téléphone à la députée Fatoumatta K. Jawara. Arrêtée en 2016 en marge d’une manifestation de l’opposition, celle-ci avait été menacée de viol par des responsables des services de renseignement. « Je suis venue reprendre mon intégrité, je refuse d’être une victime », a-t-elle lancé à ses détracteurs.

Un risque et une nécessité

La session, qui devait durer trois semaines, a subi un grand coup de rabot. Elle a été scindée en deux par l’audition inattendue et sans rapport d’Edward Singhateh, un ancien pilier du régime Jammeh. Son témoignage a fait de l’ombre à la thématique principale et lui a volé de précieuses heures.

« La déception est grande », confie Lucie Canal, conseillère juridique sur les violences sexuelles au sein de l’ONG suisse TRIAL qui aide les enquêteurs en Gambie. Elle a été surprise de voir que les noms des agresseurs présumés étaient dissimulés par des chiffres. Une démarche inédite qui prive les victimes de dévoiler publiquement les identités. « Cela montre à quel point les violences sexuelles ne sont pas du tout traitées de la même façon que les autres crimes », en déduit-elle.

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Malgré ses lacunes, « le fait que la Commission consacre une session spéciale aux violences sexuelles et sexistes est déjà une grande avancée », tempère Marion Volkmann-Brandau. Mais l’enquêtrice redoute qu’une fois cette session passée, « la Commission ne prête plus attention à ces crimes ».

Pour Bintu, l’ancienne « fille du protocole », témoigner était un risque mais aussi une nécessité : « Rien n’est meilleur que d’aller se coucher en ayant brisé le silence et en ayant affaibli ses agresseurs. »